mercredi 24 août 2011

Cleer, une fantasie corporate - L.L. Kloetzer

Pour les amateurs de fantasy, Laurent Kloetzer n’est pas un illustre inconnu comme il l’était avant ma lecture de Cleer. Il est déjà l’auteur de trois romans rattachés au genre, et son dernier ouvrage en date, Cleer une fantasie corporate, se veut être le quatrième. Le terme « corporate », accolé improbablement à celui de « fantasie », réveillera à coup sûr quelques neurones sous-utilisés de n’importe quel lecteur un minimum attentif à la frontière des genres. Qu’est-ce donc qu’une fantaisie corporate ? Voilà une question digne d’intérêt, je vous l’accorde, mais uniquement parce qu’elle m’interpelle également.


Pour bien des personnes, la fantasy est un genre où les dragons, elfes, nains, centaures, et autres bestioles anormalement difformes ont élu résidence depuis que les mythologies antiques ne sont plus à la mode, sauf en de rares occasions. Cependant, monsieur Kloetzer, assisté de sa chère et tendre pour l’occasion, ne l’entend pas de la même oreille, il décide de prendre le contrepied des clichés véhiculés et de situer ses intrigues, si ce n’est dans le monde réel, du moins dans un monde extrêmement proche du nôtre. Néanmoins, si le monde environnant se révèle être une copie de l’original par ses aspect géographiques, historiques et culturels, nous pénétrons dans un monde finalement un peu dissonant vis-à-vis d’autres lectures plus exotiques, car c’est le monde du travail qui nous attend au tournant. Non pas le turbin laborieux à la chaîne d’une quelconque usine, mais un quotidien passé à enquêter et débusquer les dysfonctionnements à l’origine d’une baisse de productivité, et susceptibles de porter atteinte à l'image du Groupe.
 
C’est en compagnie de Charlotte et Vinh que nous passerons le plus clair de notre temps, un duo aux multiples facettes. Charlotte se veut une jolie femme, privilégiant la conscience professionnelle à ses atours terrestres, qui fait preuve d’une forte empathie. Les relations humaines sont un domaine qu’elle maîtrise, et tant mieux pour elle puisque son sens du contact la sortira de quelques situations complexes. Son partenaire, Vinh, un vietnamien athlétique, possède un sens du contact plus rapproché. Cet homme viril, qui a le bon goût de ne pas abuser de violence, joue avec brio le rôle du salopard ambitieux. Si Charlotte souhaite s’acquitter de son boulot de son mieux, en comprenant et protégeant les employés, Vinh manigance quant à lui dans l’ombre pour établir quelques contacts au sein du « Groupe ». Cette entité, finalement assez floue malgré une pique sans conséquence portée en début de récit, se nomme Cleer, une multinationale si vaste qu’elle se permet de posséder une branche Cohésion Interne, dont la charge est de remettre sur les rails une société associée en identifiant de manière précise les causes liées aux troubles rencontrés. C’est donc un travail d’enquêteurs que mènent ces deux là, conjointement et efficacement malgré l’assemblage hétéroclite.
 
Le récit se découpe en six nouvelles, la première étant anecdotique, et la dernière concluant l’histoire. On ne peut réellement affirmer qu’il existe de lien solide entre ces différentes parties, chacune contenant une intrigue propre. Tout au plus notera-t-on une légère évolution relationnelle et de rares références à des événements antérieurs. La première « vraie » nouvelle nous emmènera dans un call-center de luxe, où les deux partenaires feront connaissance au milieu de cadavres de jeunes opératrices suicidées. Cette entame n’a pas réussi à me faire décoller, l’explication me paraissant beaucoup trop éludée. La seconde réussit à m’éveiller un peu plus : nos deux cracks en herbe se retrouvent à lutter contre le temps et une autre branche du Groupe, Charlotte jouant l’enquêtrice de terrain pendant que Vinh loupe son train. Mais l’ensemble est gâché par un élément fantastique passé au second plan, alors que bon, c’est pas rien tout de même, et une fin là encore un peu trop vite expédiée.
 
C’est à partir de la troisième nouvelle que je commence vraiment à prendre du plaisir. Après une amorce un peu laborieuse, on commence à comprendre qu’il y a une sombre histoire de manipulations génétiques sur des semences et certaines conséquences que le Groupe préfèrerait dissimuler au public. C’est ici que le vietnamien s’illustrera grâce à sa ruse et sa roublardise. Si certains pourront être écœurés des procédés employés, ce passage m’a beaucoup plu. On embraye directement sur un autre aspect de la santé, avec la mise au point d’une banque de données d’informations génétiques, sanguines, et autres. Le concept de ce projet demeure assez vague, et c’est dommage au vu du caractère essentiel qu’il revêt pour certains protagonistes. Là encore, incursion du fantastique.
 
Quant à la dernière nouvelle, elle nous entrainera jusque dans un coin paumé de la jungle vietnamienne, à la recherche d’un site placé sous l’autorité du Groupe, qui aurait subit des dégâts environnementaux d’une extrême gravité. Le final ésotérique sera sujet à interprétation, mais on sent la volonté sous-jacente de mettre un point final au récit.
 
On s’aperçoit dès lors de l’actualité des thématiques introduites : vague de suicides, catastrophe écologique, OGM et fichage génétique sont bien des préoccupations contemporaines, chacun en a entendu parler. Ainsi, Cleer se veut un ouvrage inscrit dans son époque, collant de près à ses problématiques. L’ouvrage se voudrait aussi  une critique contre les multinationales, ces dernières étant à la base des phénomènes destructeurs évoqués, mais cet aspect n’est qu’un rabâchage des arguments qu’on a pu entendre ici et là : empiètement sur la vie privée, pratiques douteuses pour protéger l'image, valeurs communes au groupe, délocalisation quand tout va mal. Même le système OBO ne m’a pas fasciné. Seul le psychologue/gourou Karenberg demeure obscur quant à son vrai rôle : est-il seulement un charlatant bien plus que doué, ou alors la caricature des plans de recrutement des entreprises, planifiant tout jusqu'au contact humain ?
 
J’attendais une critique des mécanismes de management, ou du moins une exposition plus profonde. Passant outre cette faiblesse, j’ai pris le récit qui venait comme un simple thriller mâtiné de fantastique. Je ne suis pas familier de cet élément, et pas forcément fan quand il se mélange à un récit d’apparence réaliste, d’autant plus quand il m’apparait comme un  deus ex machina un peu trop voyant. Toujours dans la lignée des reproches, certaines questions sont passées à la trappe en cours de route, mais brillamment il faut l’avouer. Car le récit est mené tambour battant, les rebondissements fourmillent, Kloetzer ne s’encombre pas de détails inutiles. L’accent est mis sur la personnalité de Vinh et Charlotte, et les descriptions réduites au strict minimum. Quoique la plume de l’auteur soit exquise, elle nous offre quelques paysages d’une rare beauté, et on se délecte de ce tourment lyrique dans lequel cette plume nous attire inexorablement. Grâce à ces deux atouts, prépondérants, la pilule est avalée sans parfois s’en rendre compte. De plus, l’informatique, omniprésent par la personne de Vinh, est suffisamment expliqué pour que ce domaine n’apparaisse pas sous un jour omnipotent et cryptique, les opérations effectuées sont suffisamment développées (du moins pour certaines, certaines redondantes n’auraient fait qu’alourdir inutilement le récit) pour qu’on ne sente pas pris pour des pigeons. C’est à noter.
 
Finalement, Cleer m’a surpris, par le propos autant que par l’histoire. Je m’attendais à une critique plus virulente de l’entreprise et un déroulement moins axé sur le policier. Et malgré les défauts évoqués, la qualité d’écriture et les intrigues bien fouillées suffisent pour passer un moment plus qu’agréable. 
 
A voir aussi chez Gromovar, Efelle, et chez Les Singes de l'Espace

3 commentaires:

  1. Ah, celui là, il fait partie de mes tops priorités ! Hâte de le lire !
    Merci pour ton avis bien développé et argumenté !

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  2. Merci, tu devrais apprécier. Au fait tu l'as en grand format, il est pas sorti en poche ? (simple curiosité)

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  3. Désolé, je réponds totalement à la bourre... Oui je l'ai en grand format, pas de poche sur le marché pour le moment. D'ailleurs, l'objet livre est très réussi !

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