Parmi les nombreux clichés indécrottables, celui de l'organisation mafieuse qui règne par les armes est tenace. On s'imagine alors fusillades et manifestations en tous genres, où la renommée d'une organisation criminelle se mesure au bruit qu'elle suscite. La Camorra prend le contrepied de cette vision répandue et arbore une image d'entrepreneurs avant tout, où la partie se joue d'abord sur le terrain économique avant de passer aux armes en cas d'accrochage sérieux. Roberto Saviano, l'auteur de ce documentaire, est aujourd'hui menacé de mort par les membres de l'organisation mafieuse napolitaine. En effet, Gomorra est ce que l'on peut appeler une dissection en règle de la Camorra, et son fonctionnement nous est longuement exposé.
Tout commence dans le port de Naples, où un conteneur laisse s'échapper les dépouilles de travailleurs chinois, le cortège funéraire dûment choisi par les défunts afin de reposer dans leur chère terre natale chinoise. Voici le premier commerce mafieux que l'on découvre. Mais très vite, les asiatiques sont oubliés au profit d'un marché bien plus juteux, celui du textile, où l'on apprend que 70% des exportations chinoises mondiales transitent par le port de la ville, qui, par la magie de la roublardise napolitaine, ne représentent que 20% du montant. La question se pose ensuite de savoir où transite tout ce tissu. Eh bien, chez nous, dans nos contrées, ce sont les vêtements que nous portons au quotidien.
Restons également dans le textile, où nous apprenons que la mode, celle qui nous agresse tous les jours, nous formate à chaque instant, est façonnée en partie en Campanie, où d'innombrables ateliers clandestins œuvrent sans relâche pour confectionner les modèles de grands couturiers. Des noms sont donnés, mais seulement pour étayer le propos, déjà appuyé sur les enquêtes des services secrets italiens, de la Direction des enquêtes anti-mafia (DDA) de Naples, et d'autres organismes soigneusement cités et explicités.
On sent d'ailleurs un travail de recherche proche de l'exhaustivité, d'un recours massif au travail d'investigation policière, même si l'auteur lui-même est allé sur le terrain. Il n'est pas rare que soit évoqué tel rapport d'enquête, ou conversation téléphonique surprise par les forces de l'ordre. Même si tout cela prête à appuyer la véracité d'un propos qu'on ne met pas en cause, la succession de justifications dans un même paragraphe peut parfois irriter, tout comme le grand déballage dont il est question, au point que certaines parties ressemblent à un historique de la Camorra, notamment celle de la guerre intestine. Succession de noms inconnus et d'assassinats en tous genres, ce chapitre qui s'étend sur une centaine de pages est souvent difficile à suivre, car cette ribambelle de patronymes étrangers et leur destin n'est pas du plus grand intérêt.
Cependant, tout ne tourne pas autour de guerres destructrices aux morts innombrables. Bien que la Camorra détienne le record d’homicides, en comparaison avec d’autres organisations mafieuses, voire terroristes, l’aspect le plus important du Système, comme on l’appelle, réside dans l’avant-gardisme économique de la structure. Racket nouvelle génération, contrefaçon de vêtements de luxe, investissement dans le bâtiment, réorganisation du trafic de drogue, fourniture en armes aux groupes paramilitaires étrangers, voire aux armées régulières, tout passe par l’évolution constante de la gestion des affaires. Aujourd’hui, la Camorra n’est plus ce groupe de gangsters qui surgit au coin des rues – la branche paramilitaire est certes toujours présente mais beaucoup moins -, c’est désormais un cartel d’hommes d’affaires, qui développent leurs entreprises par le biais de méthodes illégales, mais qui brassent des milliards, tout en impulsant une forte dynamique à leur pays.
Néanmoins, si le propos est digne d'intérêt, je dois avouer que j’ai souvent été perdu par le schéma narratif de l'auteur, qui semble alterner beaucoup de notions. Ce procédé oblige à une attention de tous les instants, car peu de passages permettent un relâchement d'attention. Et malgré le côté didactique, il m'a parfois manqué quelques pièces pour raccrocher les wagons, et comprendre le lien de causalité entre deux actions. Là-dessus, j'aurais apprécié un peu plus de profondeur, d'explications supplémentaires et moins succinctes, quoique la dissection d'une organisation criminelle qu'est la Camorra soit déjà un exploit en soi, avec les risques que cela comporte.
Un dernier reproche cependant, léger, futile peut-être, mais qui m'a particulièrement agacé : c'est l'emploi répété, jusqu'à l'overdose parfois, des comparaisons dans les rares passages descriptifs. Jusqu'à cinq occurrences du terme "comme" en deux paragraphes ! De plus, durant ces épisodes, Saviano a souvent tendance à tomber dans le mélodrame (ce qui, vu les circonstances, n'est pas totalement blâmable), à accentuer son ressenti. Sa plume agréable lorsqu'il nous expose froidement la situation devient soudain presque désagréable en présence d'un lyrisme exacerbé. Mais bon, tout cela reste anecdotique.
Finalement, c'est un documentaire béton, qui montre l'étendue tentaculaire de la puissance de la Camorra. Néanmoins sa construction m'a déplu. Malgré une narration plus que correcte, j'aurais apprécié que l'auteur s'attarde parfois plus longtemps sur la description de certains mécanismes qui semblaient importants. Certains passages ressemblent à un grand déballage, à un historique de la Camorra, ce qui s'avère ennuyeux lorsque l'on souhaiterait appréhender plus en détails cet empire colossal, bâti sur l'économie plus que sur la violence.
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