samedi 6 août 2011

Anna Karénine - Léon Tolstoï

Depuis quelques temps déjà, l’idée de m’initier à la littérature russe faisait son bonhomme de chemin, de plus en plus persistant, jusqu’à se concrétiser. Le choix s’est porté sur  Anna Karénine de Léon Tolstoï, un peu au hasard je l’avoue, mais surtout rebuté de prime abord par la longueur de La Guerre et la Paix du même auteur. Quoique Anna Karénine ne soit pas court non plus, ses 860 pages en petite police m’auront entrainé au cœur d'un marathon littéraire de trois semaines, sans interruption intempestive de quelque autre prétendant de ma pile à lire. Mais trêve de glorification, si j'ai résisté aux appels des sirènes, c'est avant tout que j'ai apprécié ce roman. Et bien que l'histoire dans laquelle nous entraîne Tolstoï soit digne d'intérêt, celle qui entoure sa conception mérite d'être ne serait-ce qu'évoquée.




Anna Karénine est un roman singulier, qui se situe à une période charnière de la vie de Tolstoï. Depuis toujours  il est hanté par deux pulsions dévorantes ; le poète et le prophète se disputent en son sein. Tour à tour, chaque partie prendra le dessus, provoquant chez l'auteur une répulsion pour son ouvrage ou bien un amour passionné. Tolstoï exècre et adore son travail selon les périodes, une lutte intérieure le déchire. Pour trouver la paix il s'abandonne dans les travaux physiques, qui, en l'épuisant, font taire ses pulsions antagonistes. L'achèvement d'Anna Karénine marque la fin de l'artiste ; après cela le prédicateur prendra le dessus, ne laissant ressurgir le poète que par brèves étincelles.

 

Ces deux penchants, joints aux disparitions de proches de Tolstoï, rendent la rédaction du roman des plus chaotiques ; les considérations philosophiques et religieuses le hantent de plus en plus, et, malgré le succès critique et populaire, il envisagera d'abandonner Anna Karénine pour se consacrer à ces occupations. Au départ cependant, la création du roman ne devait prendre qu'une quinzaine de jours, mais la durée s'est allongée pour ne voir sortir que la première partie à la fin de l'hiver 1873. Néanmoins, il s'est engagé à livrer la suite à un quotidien, Le Messager Russe, et se voit contraint de persévérer en dépit de la répulsion que lui inspire son ouvrage. C'est pourquoi il est surpris lorsque la critique accueille avec enthousiasme les premiers chapitres du roman, un engouement qui ne cessera de croître avec le temps. Pourtant le succès n'atteint pas Tolstoï, il y est indifférent. Le critique Strakhov, avec lequel il correspond, l'exhorte à continuer, car, quoiqu’il écrive, Strakhov y trouve « une extraordinaire fraicheur, une originalité absolue ». Néanmoins, la dernière partie, la huitième, ne sera pas publiée dans le quotidien, une divergence de point de vue sur la question slave qui aura pour conséquence de n'avoir accès à l'intégralité du roman que sous la forme du livre. A ce sujet, il faut noter que le manuscrit fut acheté pour 20.000 roubles, la plus forte somme jamais lâchée pour un livre à l'époque.

 

Mais si de nos jours on a du mal à reconnaître les raisons d'un tel succès, c'est qu'on oublie trop aisément qu'un ouvrage s'inscrit avant tout dans son époque. En effet, Anna Karénine est un portrait de la noblesse russe contemporaine de Tolstoï, vers la fin du règne d'Alexandre II, c'est à dire des années 1870. Cette fresque de la haute société passionne les intéressés, elle se sent épiée dans ses moindres détails et jugée. Car Léon n'est pas vraiment tendre avec son époque, bien que l'ouvrage ne soit en aucun cas assimilable à un pamphlet. Si l'on évolue dans les sociétés moscovites et pétersbourgeoises, c'est en compagnie d'aristocrates fictifs mais inspirés de modèles réels, et pour certains proches de l'auteur. Les notes de l'éditeur le confirment, il y a bien des relents autobiographiques dans ce roman. Serge Ivanovitch et Nicolas sont les frères de Tolstoï, et Lévine lui-même est l'incarnation sur papier de l'auteur. Son entourage en atteste, et les anecdotes livrées dans les notes incitent en ce sens également. Le personnage d'Anna Karénine même prendrait son origine dans un fait divers, et la rumeur veut que la fille aînée d'Alexandre Pouchkine – le poète qui a donné son envol à la grande littérature russe – ait prêté une partie de son caractère à la femme adultère.

 

Effectivement, Tolstoï fait du personnage d'Anna la femme adultère, en proie à tous les tourments. Au départ Anna Karénine est une femme heureuse, épouse fidèle et mère aimante. Mais un événement troublera sa vie. Stepane Arcadiévitch a trompé sa femme, Dolly, et celle-ci a des velléités de divorce, ou du moins d'éloignement. Pour conserver sa femme qu'il aime malgré tout, Stiva comme on le surnomme, fait appel à sa sœur Anna, appréciée de Dolly, pour la convaincre de rester. Durant son séjour dans la ville, Anna y fera la rencontre de Vronski, un jeune militaire en devenir faisant la court à Kitty, la plus jeune sœur de Dolly. Troublée par ce jeune homme fougueux, Anna décide de rentrer chez elle où, croit-elle, se niche son véritable bonheur. Mais de retour à Moscou, elle s'aperçoit que tout n'était que vernis et illusion, qu'elle n'aime pas son mari. Et malgré ses efforts, Anna sombrera dans l'adultère.

 

En parallèle, Lévine se retire à la campagne, loin de Kitty, qui a refusé sa demande en mariage pour se réserver à Vronski sous l'influence de sa mère. Éloigné de la ville, Lévine tente d'oublier l'amour et le mariage, et se consacre à ses travaux pour une Russie conquérante sur le plan agricole. Dans le même temps, il aspire au dénuement sans pour autant y arriver, essaie de comprendre le paysan russe, artisan majeur de l'agriculture selon lui. Obnubilé par ses occupations intellectuelles, il se croit délivré du souvenir de Kitty. C'était sans compter sur sa réapparition fugace, qui ranime ce sentiment qu’il croyait enfoui et les conduira tous deux à un mariage rempli de bonheur.

 

Après ce résumé on pourrait croire que j'ai honteusement spoilé la fin, que sur les 860 pages il ne reste plus rien à lire et que tout est dit sur l'ouvrage. Eh bien détrompez-vous, vous êtes dans l'erreur. Car sous des allures de roman d'amour, Anna Karénine est bien plus que cela. C'est une opposition entre liaison légale et amour illégal, une confrontation entre la femme mariée et la femme adultère. Les histoires de Kitty et d'Anna, narrées simultanément, sont pour Tolstoï une manière élégante d'exposer les conventions sociales régissant le bonheur. La critique est subtile, elle s'inscrit en creux dans les émotions des personnages, leurs doutes, leurs angoisses récurrentes. Tout concourt pour perdre Anna, l'exclure lentement de la « bonne » société, alors que l'amant, Vronski, n'est pas soumis à l'opprobre publique. En contrepoint se positionne le mari trompé, Alexis Alexandrovitch, un haut dignitaire du ministère. C'est un homme de faible volonté mais croyant, malmené par cette pensée, et qui tente d'appliquer sa foi à ce problème épineux, quitte à rester dans une situation floue pour préserver son honneur. Sur son époque en elle-même, Tolstoï disserte peu finalement, il expose, met à nu le comportement hypocrite de ses contemporains.

 

Lui préfère la campagne, les rapports francs et la vie sans artifices. Cette prise de position se révèlera surtout à la fin de sa vie, où il aspirera à vivre dans le dénuement. On retrouve cette même envie chez Lévine, qui s'épanouit à la campagne à la proximité des paysans. Ces derniers seront d'ailleurs présentés comme l'avenir de la Russie, la base de la nation, à ne pas négliger, et pour laquelle il faudra renoncer à l'industrialisation imminente qui ne lui est pas destinée. Le contact des ruraux inspirera à Lévine quelques réflexions sur les disparités selon l'appartenance à telle ou telle couche sociale. ; ses terres se transformeront alors en champ d'expérimentation, mais le problème viendra des paysans, méfiants envers les largesses des maîtres. Aux conditions précaires des campagnards est opposé le faste des villes, l'inutilité manifeste et reconnue in petto par les acteurs du gouvernement. Stepane Arcadiévitch représente le type du haut fonctionnaire d'État, dépensier et oisif, arrivé à son poste grâce à des relations conquises par son caractère courtois et engageant.

 

Des personnages il en foisonne, il serait impossible d'en exposer l'essentiel ici sans tomber dans une exégèse peu passionnante. Pourtant Tolstoï les fouille, les creuse d'une manière qui force l'admiration. Torturé ou pas, chacun fait montre d'un caractère élaboré. Rarement, ou plutôt jamais jusqu'à ce jour, je n'avais été confronté à des personnages si travaillés ; l'accent est mis sur l'humain de manière prodigieuse, sans jamais tomber dans l'outrancier. Pas de mélodrame, même épisodique, Tolstoï fait dans une sobriété qui affecte et émeut. Cette touche de retenue s'exprime dans sa plume, épurée mais d'une grande classe. La simplicité prédomine, son style fait mouche et ne tombe jamais dans l'emphase. Nul besoin de figures de style pour transmettre des émotions, un style limpide et une narration parfaite suffisent. Tolstoï démontre tout son talent dans des scènes touchantes, simples même, comme lors d'un bal, d'une partie de chasse, des labours à la campagne, dans la description d'un accouchement ou d'une scène d'agonie. Nombre de critiques confèreront à Anna Karérine le titre de premier roman russe, en raison des thèmes abordés. Strakov dira même que Tolstoï invente les sujets et les épuise aussitôt.

 

Mais avant de conclure, je tiens à vous éclairer un peu sur la conception de l'ouvrage. Le récit est structuré en courts chapitres, dépassant rarement la dizaine de pages, et durant lesquels Tolstoï s'attache peu aux contingences. Ainsi, une discussion mondaine sera promptement résumée pour se focaliser sur l'essentiel, une conversation sur le point de vue divergent d'invités, ou alors une traversée de la ville peu commentée pour arriver rapidement à destination. Ce dynamisme est accru par une « valse » des protagonistes, autour desquels nous naviguons tour à tour. En général, on passe de l'un à l'autre en quelques chapitres seulement.

 

Bref, et sans épiloguer plus longuement, Anna Karénine est à lire. En toute honnêteté, je n’aurais jamais cru être absorbé par un récit réaliste. L'ouvrage recèle de superbes scènes mémorables, de sujets poignants, et même si l'ultime partie, durant laquelle Lévine pérore sur le sens de la vie – témoin de la gravité de la crise intérieure -, m'a quelque peu ennuyé, le résultat est supérieur à toutes mes attentes. Tolstoï m'a conquis, et en attendant les prochaines vacances, le premier tome de La Guerre et la Paix trône d'ores et déjà sur mon étagère. Je ne serais pas surpris que la littérature russe s'invite prochainement et durablement sur ce blog, et la prochaine victime sera certainement Lolita de Nabokov.

 

 

 


 

En attendant, voici quelques extraits qui, je l'espère, vous donneront un avant-goût du talent de Tolstoï :

 

Stepane Arcadiévitch ne choisissait pas plus ses façons de penser que les formes de ses chapeaux ou de ses redingotes ; il les adoptait parce que c’étaient celles de tout le monde. Comme il vivait dans une société où une certaine activité intellectuelle est considérée comme l’apanage de l’âge mûr, les opinions lui étaient aussi nécessaires que les chapeaux.

 

Le ruban de velours noir qui retenait son médaillon lui ceignait le cou avec une grâce particulière. Vraiment le ruban était exquis ; Kitty, qui devant le miroir de sa chambre l’avait déjà trouvé parlant, lui sourit encore en le revoyant dans une des glaces de la salle de bal. Elle pouvait nourrir quelque anxiété sur le reste de la parure, mais rien sur ce velours, non, décidément, il n’y avait rien à redire. Elle sentait sur ses épaules et ses bras nus cette fraîcheur marmoréenne qu’elle aimait tant. Ses yeux brillaient, et la certitude qu’elle avait d’être charmante mettait à ses lèvres roses un sourire involontaire. 

 

S’il y a autant d’opinions que de têtes, il y a autant de façons d’aimer qu’il y a de cœurs.

 

Rien dans Anna ne rappelait la grande dame ni la mère de famille ; à voir la souplesse de ses mouvements, la fraîcheur de son visage, l’animation du regard et du sourire, on eut dit une jeune fille de vingt ans, n’était l’expression sérieuse, voire mélancolique de ses beaux yeux. Ce fut justement cette particularité qui séduisit Kitty : par-delà la franchise et la simplicité d’Anna, elle devinait tout un monde poétique, mystérieux, complexe, dont l’élévation lui paraissait inaccessible.

2 commentaires:

  1. Si j'avais su, j'aurais allègrement sauté la postface sur la genèse de l'oeuvre - ces renseignements souvent plus ennuyeux que passionnants sont ici parfaitement dosés et étroitement mis en relation avec la structure de l'histoire. Contente d'avoir découvert ainsi la littérature russe et ce blog.

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  2. Merci du compliment, et content de t'accueillir sur mon blog.
    Pour ma part j'ai beaucoup apprécié la postface, qui m'a permis de mieux faire la relation entre l'ouvrage et la vie de Tolstoï. Je suis assez friand de ce genre de choses, d'autant plus quand j'ai apprécié un bouquin.

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