vendredi 9 décembre 2011

L'émerveillement et l'investissement dans les jeux vidéos

Dernièrement le monde vidéoludique a accouché de Skyrim, fruit d'une longue gestation et cinquième opus de la famille des Elder Scrolls qui restera dans longtemps dans mon cœur pour son troisième épisode, Morrowind. Les raisons de ce sentiment proche de la vénération s'exposeront certainement un jour sur ce blog, dès que j'aurai eu l'occasion de m'y replonger avec ardeur, mais le sujet du présent article n'est pas tant de parler de Morrowind – bien que le jeu me servira de point de comparaison - plutôt que d'entamer une analyse succincte sur l'apparition de deux nouveaux éléments dans les jeux actuels, et leurs répercussions sur l'expérience vidéoludique. Car de Morrowind à Oblivion, et de même en ce qui concerne Skyrim, les développeurs ont été amenés à introduire certains changements pour répondre à la demande d'un public désireux de goûter à l'aventure sans subir les inconvénients liés aux tracas de ce qu'on appelle généralement le « réalisme ». Ce processus d'accessibilité se nomme dans le jargon la « casualisation ». L'apparition de la boussole et du fast-travel dans les Elder Scrolls, mécanismes apparemment anodins, a provoqué un flot de commentaires passionnés tant de la part de ses détracteurs que de ses défenseurs, et il ne s'agira pas ici de disserter sur l'hérésie ou sur le caractère salutaire de telles fonctionnalités. La faiblesse ou la force de la démonstration tiendra majoritairement dans mon ressenti.


La série des Elder Scrolls transpose, comme bien d'autres franchises, le jeu de rôle dans l'univers virtuel. Le joueur crée son personnage, lui attribue des caractéristiques selon l'idée qu'il s'en fait, décide de ses valeurs, et adapte sa tactique de jeu en fonction et empruntera la direction de son choix. A la différence d'autres jeux, qu'ils soient de rôle ou pas, le monde dans lequel on évolue est dit ouvert, ou bac à sable selon certains. Cela signifie que le joueur est libre d'aller où il veut, à tout moment, et que la progression n'est pas entravée par l'état d'avancement de l'histoire (à de rares exception). Toutes les zones du monde sont accessibles, il est possible de se balader d'un bout à l'autre de la carte sans autre objectif qu'arpenter ces terres nouvelles. Les jeux Bethesda se sont fait une spécialité de ce système open-world, avec les séries des Fallout et celle des Elder Scrolls. Si les chiffres varient selon les sources, la surface de ces jeux est généralement immense, de l'ordre de la vingtaine de kilomètres carrés jusqu'à l'incroyable million pour le second opus des Elder Scrolls, Daggerfall (l'aire de jeu entre les villes était générée aléatoirement ; elle équivaut grosso modo à la superficie de l'Angleterre. Oblivion faisait d'après certains 40 km²). On comprendra donc qu'avant même de parler de gameplay ou quoique ce soit d'autre, il convient de se diriger sur cet immense territoire de jeu. Alors que Morrowind fournissait une simple carte indiquant la position du joueur et les lieux importants visités, ses successeurs ont ajouté à ce mécanisme une boussole s'apparentant beaucoup plus à un GPS. Ainsi, outre les points cardinaux indiqués sur le HUD (ensemble d'informations directement visibles à l'écran sans avoir à interrompre le jeu), l'objectif d'une quête est indiqué au même emplacement, toujours en ligne de mire du joueur (de même que les lieux dits alentours que le joueur n'a pas visités ; mais c'est une autre affaire, quoique liée avec la nôtre).


L'impact de cette fonctionnalité est pourtant plus grand qu'on ne veut l'envisager. Dans Morrowind, lorsqu'une quête lui était confiée, le joueur devait se contenter des explications plus ou moins vagues qui lui étaient données et chercher activement tel ou tel indice lui permettant d'atteindre son but. A l'inverse, dans Oblivion et Skyrim, le joueur est devenu dépendant du GPS, et se voit contraint de réaliser les quêtes si ce n'est avec la boussole (désactivable), du moins à l'aide de la carte. Les développeurs n'ont en effet pas prévu la parade à leur nouveau système d'orientation, et ont carrément supprimé les indications permettant de se diriger autrement qu'à la boussole. Nonobstant la question du RolePlay où l'on pourrait imaginer le donneur de quête indiquer sur la carte la destination, l'immersion s'amoindrit logiquement, diminuant l'investissement du joueur dans ce monde, et conséquemment sa satisfaction. Un autre effet, plus pervers et plus difficilement décelable, conduit le joueur à mettre l'accent sur le but, sur la mission. Le marqueur de quête indique implicitement au joueur qu'il n'a pas à s'aventurer autre part que là où se trouve son but, et inconsciemment le joueur risque de persévérer dans ce schéma de pensée.Une quête, une destination. Si le jeu est logiquement un enchaînement de missions, le marqueur de quêtes aspire le joueur vers sa destination, et instille au cœur même du monde la maxime contemporaine « le temps c'est de l'argent ».


Cette sensation d'urgence s'accentue avec une fonctionnalité qui est apparue concomitamment dans l'univers des Elder Scrolls, le fast travel. Avez-vous préalablement visité un lieu, il vous est possible d'y retourner instantanément en effectuant un clic dessus en ouvrant la carte. Une fois encore, passons outre les protestations des uns et des autres concernant le niveau d'immersion engendré ou de la facilité engendrée. Il conviendra simplement de constater que cette fonctionnalité améliore à son tour la vitesse du jeu.


Nous venons de le voir, la boussole et le fast-travel tendent à focaliser le joueur sur les résultats, ils lui permettent et l'encouragent même à voyager de plus en plus vite sans prendre le temps d'apprécier ce qui l'environne, d'où ce sentiment d'urgence précédemment relevé. Ce qui sépare le joueur de son but n'est dès lors plus vu comme un environnement avec lequel il doit interagir et dans lequel il s'intègre, mais plutôt comme un adversaire qui le ralentit et l'éloigne de son objectif. Si ce sentiment est toujours présent dans un jeu, avec l'inévitable sensation de perdre son temps, il est ici exacerbé. Et ce nouveau regard porté sur l'environnement virtuel empêche d'en jouir complètement ; si l'oeil apprécie la plastique il ne peut en apprécier toute la poésie ou le charme. Et me voici reprenant l'exemple de Morrowind, où il m'arrivait de voyager pour me balader uniquement, je m'extasiais véritablement devant non pas la beauté technique (il y a deux ans, lorsque je m'y suis mis, le jeu était depuis longtemps visuellement dépassé, malgré de nouvelles textures des fans), mais devant l'émotion qui me saisissait face à cet agencement. On objectera logiquement que ce sentiment entièrement personnel se doit d'être modulé dans le discours, puisque le ressenti de chacun différera d'un jeu à l'autre en fonction de sa sensibilité et de sa « résistance » à ce genre d'influence. Pour ma part je ne m'explique pas autrement le regard que je porte actuellement sur l'environnement de Skyrim : dénué de contemplation et de curiosité, pour ainsi dire.


L'introduction de ces deux mécanismes – boussole et voyage rapide – s'inscrit dans la tendance actuelle, celle de l'accessibilité et de la rapidité, afin de conquérir un public frileux devant l'investissement temporel demandé. Néanmoins ces apparitions se sont faites au détriment d'éléments dit réalistes, alors même qu'une cohabitation était entièrement envisageable. La perte de réalisme est une conséquence immédiate de ces disparitions, conséquence d'un changement de paradigme. Un effet peut-être plus dérangeant résulte dans le désenchantement provoqué par les mécanismes du jeu, plus difficilement décelable en raison de l'approche très intime. Ce sentiment d'émerveillement semble s'inscrire dans un cadre plus global, où la perception de l'environnement, toute prestation plastique mise à part, serait directement lié à l'implication dans le jeu.

PS : il paraitrait que l'ouvrage de Jean Baudrillard, Simulacres et Simulation, se rapporte en partie à ce thème.

La discussion continue sur Wiwiland, forum de passionnés des Elder Scrolls.


L'étonnante capitale de Bordeciel, Solitude...


... qui ne parvient pas à rivaliser avec l'entrée de Vivec
(note : des améliorations graphiques ont modifié
cette partie du territoire)

10 commentaires:

  1. Je me dois d'apporter un bémol ou deux, même si je suis d'accord avec les arguments avancés.

    En jouant à Skyrim, nous ne sommes jamais vraiment contraints au fast travel. D'ailleurs, le jeu récompense le joueur qui prend la peine de tout parcourir: rencontres aléatoires (dont les merveilleux dragons), routes bien fichues, prise de niveau, récolte d'herbes...

    Dans Morrowind, le système d'exploration est intéressant. Mais... Les personnages sont stupides. Il n'y a presque jamais plus de deux issues différentes pour chaque "mission". De plus, on se retrouve à accomplir des actes absurdes (quadrillage de zone) qui mènent parfois à des découvertes et des affrontements épiques qui ne semblent pas être pris en compte par l'univers du jeu.

    D'ailleurs, le fait qu'on se sente pressé dans Skyrim est réaliste. Il y a la menace des Dragons, la guerre civile. Pouvoir glandouiller aussi longtemps alors qu'une seigneur Daedra terrorise la population n'est pas tellement réaliste... Pas plus que d'avoir un inventaire bien rangé par catégorie. Ou de pouvoir pratiquer l'alchimie, l'enchantement ou la forge n'importe où.



    Je pense que la conclusion devrait être différente. Car je ne pense pas que le jeu devienne logiquement un enchaînement de missions: le jeu devient simplement plus dépendant du joueur.

    N'oublions pas non plus l'immense réservoir de quêtes de Skyrim. Après assez peu de temps, je me suis retrouvé avec une myriade de quêtes. La flemme de décider laquelle faire en premier. Alors à l'aveugle, je sélectionne tout, part à l'aventure au hasard, tombe sur une sorte de cairn, où il y avait une quête (retrouver un bouquin je crois). Si ça ce n'est pas de l'immersion!

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  2. Je comprends où tu veux en venir, je partage ton avis global sur la qualité de Skyrim (sinon je n'en parlerais pas ;) ), et tu as raison de dire que rien n'oblige à utiliser le fast-travel. Pourtant, d'un certain point de vue, trop de quêtes nous emmènent visiter des régions éloignées de la destination d'origine. Personnellement j'ai d'autres loisirs à côté et je n'ai pas non plus l'envie de passer ma vie à me balader pour continuer ma progression dans une guilde donnée.

    Quant au fait de se sentir pressé il pourrait être positif s'il était effectivement lié à l'ambiance du jeu. Bien sûr que je me suis courser par des dragons (et occire également, saloperies de bestioles, balançons leur un pack d'hydromel concentré dans le gosier, elles rigoleront moins !), et j'ai trouvé ça plutôt jouissif, à l'inverse de ce sentiment qui te pousse à vouloir toujours aller plus vite.

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  3. Je n'ai pas non plus énormément de temps à consacrer à Skyrim. Alors j'avance lentement... Peut-être que je n'arriverai jamais à la fin de la quête principale, que ce fut le cas pour Oblivion. Mais comme de toute façon je ne joue pas aux Elder Scrolls pour ça...

    D'ailleurs, je trouve que la progression à l'intérieur des guildes est beaucoup plus courte que dans Morrowind ou même Oblivion. Trois semaines de jeu ponctuel m'ont suffi pour accéder au rang d'Archimage. ça doit faire en tout cas moins de dix heures de jeu. Ce qui peut être un défaut d'ailleurs... Il me semble que c'était beaucoup plus long et difficile dans Morrowind ; où l'on était beaucoup plus tenté de se refaire une vie. En Bordeciel, ils ont peut-être un peu forcé le côté aventurier de passage. Il aurait pu être sympa de pouvoir administrer un chouilla. Car si j'ai bien compris, on peut exploiter sa moitié en lui piquant à manger et du flouze, mais pas ses inférieurs hiérarchiques au sein d'une guilde...

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  4. Sur Morrowind le côté RP était déjà plus forcé, on ne pouvait pas devenir Archimage avec des caractéristiques de Mana jugées insuffisantes. On sentait déjà la difficulté. De même on pouvait ne pas être accepté dans une guilde en raison de cette incompétence. Et sans parler du choix entre les trois grandes maisons qu'on ne pouvait pas intégrer, et d'une légère querelle entre certaines guildes. Bref tout ça donne envie d'y rejouer...

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  5. Sympa' ton billet :)
    Je suis entièrement d'accord, quant à la difficulté amoindrie sur Skyrim, en comparaison à Morrowind. Ce n'est pas la "difficulté du jeu" (novice, facile, difficile ou expert) en soi qui gêne, c'est la facilité déconcertante à acquérir tel ou tel statut dans une guilde. Aucune grosse contrainte ! Bien dommage.
    De même, les quêtes semblent "baclées" dans la plupart des cas. Malgré deux-trois casses-têtes Dwemmers, je n'ai franchement pas rencontré d'énormes difficultés.
    Entièrement d'accord aussi, à propos de la simplicité induite depuis Oblivion, encore plus réduite sur Skyrim. Je me rappelle m'être à plusieurs reprises extasié face au large choix de sorts dans Morrowind et au large de choix de créations d'items (sort/équipement, etc.). Ici, Skyrim me semble fade. Autant Oblivion avait conservé un semblant de cette liberté, autant Skyrim a décidé de le rayer purement et simplement. Triste.

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  6. Oui c'est vrai, Skyrim est comme Oblivion, plus accessible, et le côté "élitiste" de Morrowind peut se faire regretter par moments (certains objecteront Daggerfall). Et pourtant par certains aspects il est plus agréable, sur le gameplay notamment. Une grande avancée bienvenue. Mais je trouve que globalement les deux jeux sont différents, ce sont des Elder SCrolls à leur manière.

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  7. Personnellement j'avais commencé à jouer à Morrowind, juste avant il me semble d'être happé par WoW et plus massivement par le SdAO. lequel proposait également de se promener presque librement dans un univers magnifique (dont je ne me lasse toujours pas), même si on pouvait se faire trucider dans certains coins pour cause de niveau insuffisant. Le système du fast travel y est présent aussi, pas la boussole. Tout ça me donne envie de me replonger dans Morrowind, qui visiblement laissait une grande liberté d'action. Mais je manque de temps, d'autant plus que je viens d'investir dans une Wii...

    Merci pour ton papier très intéressant, l'ami ;)

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  8. Hey Mister Spooky ! Content de te revoir :)
    Un pote a également fait la comparaison avec WoW quand je lui ai parlé du sujet de cet article. Dans Morrowind aussi tu peux facilement te faire trucider dans des zones dangereuses si t'as pas le skill suffisant. Mais je comprends ton manque de temps, c'est malheureusement notre lot à tous:D

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  9. Et dire que je n'ai jamais joué à un seul Elder Scrolls jusqu'ici : il faudra que j'y remédie quand même, au moins pour ne pas mourir idiot... =P

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  10. T'as bien raison, mais gare à ne pas t'embarquer dans un voyage sans retour. Tu élis facilement Morrowind comme résidence principale ;)

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