Une fois de plus, Hiroshi Hirata nous sert un gekiga nerveux et
exigeant. Je spécifie exigeant, car il n'est pas forcément évident de se
plonger dans la lecture, et ce facteur m'aura poussé à
repousser pour quelques instants le sommeil tapi en embuscade.
En effet, ce gekiga demande un investissement de la part du lecteur.
Ce n'est pas une simple lecture banale, que l'on pose et l'on reprend
quand on le souhaite. Tout du moins est-ce mon
sentiment. Les quelques interruptions inopportunes m'auront demandé
un léger effort pour me remettre dans l'ambiance.
Mais quelle ambiance ? Eh bien c'est simple, nous suivons la vie
spartiate d'un jeune homme qui veut obtenir le titre de "Premier sous le
ciel". Nous suivons pas à pas son entrainement rude et
intense. Il se dégage alors du titre une saveur pierreuse, rêche,
tel l'entrainement draconien auquel est soumis Kanza. Sa détermination
est parfois fascinante à contempler, et c'est là que
réside le talent d'Hirata : nous faire ressentir la dureté de
l'entrainement, de manière adulte et virile, comme le monde dans lequel
évolue le héros.
Si vous l'ignoriez encore - ce dont on pourrait difficilement vous
blâmer -, l'histoire de l'épreuve du Toshiya commence au début du
XVIIème siècle, juste après l'établissement de l'ère d'Edo.
Sans qu'aucune date ne soit réellement avancée quant à l'évolution
du temps (seule l'insurrection de Shimbara permet de situer vaguement la
date), j'en ai sommairement déduit que les aventures de
Kenza débutent une quarantaine ou cinquantaine d'années après le
commencement de l'épreuve, qui consiste à décocher le plus de flèches
qui traverseront l'auvent d'un temple de 120 mètres de
longueur. Cette épreuve deviendra, au fil du temps - et en temps de
paix -, le symbole représentatif de la puissance de chaque clan, qui
cherche par tous les moyens à obtenir et conserver le
titre tant convoité de "Premier sous le ciel".
C'est précisément cet acharnement qu'Hiroshi Hirata s'attache à
dénoncer (il le dit explicitement en commentaire, à la fin). En suivant
le parcours de Kanza, dont la vie est exclusivement dédiée
à son art, l'auteur montre sans voile la rudesse de l'existence de
ces hommes, sacrifiés sur l'autel de la gloriole. Sacrifiés est en effet
le bon terme. Parce qu'en cas d'échec, l'honneur du
clan étant sali par l'insuccès de l'archer, ce dernier le lave de
son sang. Mais gare à ne pas tomber dans la critique facile. Les codes
de l'époque nous paraissent peut-être barbares vu quelques
siècles plus tard, mais juger des moeurs passées est, à mon humble
avis, sans valeur puisque bien des siècles et évolutions nous séparent
des codes qui nous parviennent. Tout au plus peut-on
essayer de les comprendre, et alors on s'aperçoit que la vie n'est
pas une valeur sacrée dans ce monde viril. Seule la puissance affichée
et l'honneur comptent, et la vie n'est préservée que
lorsqu'elle est utile. Je pense ici aux différents clans qui ont
arrêté le "jeu", estimant que la perte d'officiers de valeur ne valait
pas le prix payé en cas d'échec. Ainsi, cette vision est
plus nuancée que celle des deux grands fiefs qui s'opposent, les
Owari et les Kii.
Malgré les qualités citées plus haut, j'ai quelques reproches à
faire. Ponctuellement, quelques éléments mineurs viennent gâcher le
récit. Le premier exemple qui vient à l'esprit est celui de
l'homme qui professe à Kanza, en observant seulement son visage,
qu'il battra le record du Toshiya. J'ai noté d'autres détails peu
représentatifs de la qualité globale, et c'est pourquoi je ne
m'escrimerai pas à les retrouver.
Un dernier mot sur le dessin. Lu après L'Incident de Sakai et autres récits guerriers, je m'attendais à retrouver l'empreinte grasse du
trait d'Hirata. Mais non, l'auteur a visiblement décidé d'affiner son
encrage, et propose un dessin toujours aussi fluide et
dynamique. La colère des personnages transpire du papier, leur
dédain se matérialise, et le tout forme un ensemble très réaliste. Les
postures des personnages sont vraiment magnifiques, et
certaines planches semblent avoir suspendu le temps dans son
mouvement, notamment dans les postures assises des tireurs. Ajoutez à
cela un rendu des bâtiments superbement travaillé, c'est un vrai
régal que nous avons là.
Bref, j'ai vraiment apprécié cette longue incursion dans le temps.
On y découvre un monde dur, cruel parfois, avec une philosophie
complètement éloignée de la notre (mais qui confirme l'idée du
Japon que je me faisais du temps des samuraïs). L'illustration de la
vie de Kanza, est un réquisitoire contre la bêtise des puissants de ce
temps, dont certains étaient les ancêtres de l'auteur,
que ce dernier exècre pour leurs actes. On découvre d'ailleurs à la
fin qu'il demande le pardon au nom de ses ancêtres, pour toutes les vies
qu'ils sont ruinées et sacrifiées.
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