mardi 31 janvier 2012

L'Herbe rouge - Boris Vian

Récemment je suis tombé sur un vieux coffre au trésor, pourrais-je dire, quoique le coffre en question ressemblait plus à un vieux carton miteux stocké dans un garage, et que l'éclatant cadenas qui tenait le rôle du Cerbère des lieux n'était plus que scotch en lambeaux. Mais comme souvent l'habit ne fait pas le moine, et si l'écrin n'était pas à la hauteur du contenu qu'il dissipait aux yeux des pauvres mortels amoureux du clinquant, du moins avait-il l'avantage d'abriter en son sein un mont ébouriffant de papyrus jauni par le temps. A l'intérieur donc, se trouvaient les témoins de la jeunesse littéraire de ma génitrice, qui n'attendaient que sa descendance pour endosser à nouveau leur rôle lumineux. Et grâce à mes soins ils sont une trentaine à reprendre du service, et le premier à avoir brillamment accompli son office est L'Herbe rouge, de Boris Vian.



Au milieu d'un pré où l'herbe est rouge, Wolf qui est ingénieur a construit avec l'aide de son ami Lazuli, une étrange machine. D'après Wolf, elle permettrait d'oublier le passé après l'avoir revécu. Mais comme il s'en apercevra rapidement, les effets sur sa personne ne seront pas anodines, et Lil, sa femme, en expérimentera les conséquences. Lazuli est quant à lui amoureux de Folavril, mais chaque fois qu'il tente de l'embrasser un homme triste et mystérieux apparaît et le glace d'effroi, avant de s'évaporer dans les airs. Les débuts d'une quête introspective dans un monde fantastique.

La première partie de l'ouvrage se montre assez molle. Boris Vian nous mène un peu au hasard des événements et on ne voit pas de fil d'Ariane relier les événements. Ainsi les premiers épisodes ont du mal à retenir l'attention une fois l'émerveillement de l'écriture passé (j'y reviendrai plus tard). Le thème se dévoile véritablement vers la moitié de l'ouvrage. Il s'agit de l'Homme et de la Vie, sujets universels. A travers la relecture de son passé, Vian exhorte la vie et conchie les valeurs traditionnelles. Je ne connais pas en détail la vie de l'auteur, mais je pense pouvoir dire que cet ouvrage est largement d'inspiration autobiographique. Certains éléments de son passé comme le mépris envers les élites désignées (ingénieurs de grandes écoles notamment, Vian avait fait Centrale) transparaissent clairement, de même que ses doutes derrière les rituels de la religion. Au monde qui l'emprisonne lui et ses aspirations, qui le vide de sa substance et lui ôte toute capacité à fabriquer de beaux souvenirs, il opposera la Vie, la poursuite et l'acceptation de ses désirs qui doit conduire au bonheur, même végétatif, tel que l'atteindra son vieux chien gâteux si ingénument appelé Sénateur Dupont (est-ce vraiment le sommet du bonheur pour l'auteur ? Difficile à notre stade de l'imaginer autrement pourtant).

Car lorsque Vian critique il ne se soucie pas d'allusions voilées. Il fonce au but quitte à ridiculiser à outrance, use et abuse de l'absurde et du grotesque, sans tomber pour autant dans la vulgarité qu'il dénonce. Comme quand il attaque violemment les affaires politiques au début de l'ouvrage, avec l'épisode de l'inauguration de la machine de Wolf où le maire et son adversaire s'affrontent verbalement pendant que la femme du maire joue le rôle de femme-sandwich. Attaques certes banales de nos jours, mais dont la violence est révélatrice de la répulsion de Vian.

Mais la vrai force de Boris Vian, celle qui élève véritablement son ouvrage, c'est son écriture. Sa plume est un précipité fragile de « sorcellerie évocatoire », comme disait Baudelaire en parlant du maniement de la langue. Il y a dans l'écriture de Vian une sorte de simplicité, de naïveté enfantine qui alimente la force des images. A travers elle tout devient possible, elle transfigure le réel et l'embellit, elle transforme un quartier chaud en quartier des « amoureuses » baigné de sensualité, où les femmes sont belles, simples et attentionnées. Les néologismes foisonnent et « exotisent », les prénoms sont bariolés et éthérés : Lil, Folavril, Lazuli ; à l'exception de Wolf lui-même.

Bref, L'Herbe rouge est un titre aux multiples facettes, qui apparaît au final comme un hymne à la vie, une vie que Boris Vian semble avoir longtemps cherché et qu'il a peur de ne jamais trouver. Le discours sera parfois sujet à caution, bien que ces lignes nous encouragent à suivre Vian sur son chemin. Et puis lire L'Herbe rouge c'est aussi pénétrer dans un monde au confluent de la science-fiction, du fantastique et du bizarre, un monde beau et surprenant, où la plume n'a de cesse de caresser le lecteur.